-On est quel jour aujourd’hui ?
-Mardi, pourquoi ?
- Je viens de voir la météo pour demain, c’était pas celle de mercredi.
- Tu es sûrement tombé sur les prévisions de toute la semaine, c’était qui qui présentait ?
-Alain Cirrus-Albedo !
-Ah, lui ? Avant on le voyait quand les autres étaient en vacances.
-Ben justement, là, le voir un mardi ça m’a fait bizarre.
-Ah mais je pensais que tu étais au courant …
Ce genre de dialogues qui se tenait un soir chez Jean-Charles et Marie-Lucie de Séguenot-Vilancourt aurait pu facilement s’entendre dans bien des chaumières et bien des châteaux.
Grosse vedette radio et télé, Alain Cirrus-Albedo était un « expert » qui avait une particularité : il était spécialiste de la météo de la veille.
Ce que ne savait pas encore Jean-Charles, que Marie-Lucie éclaira.
Les audiences cartonnaient, on admirait son infaillibilité, cette garantie 100 % qu’il avait su apporter à un genre souvent délicat et incertain. On avait l’assurance qu’en l’écoutant, on saurait très exactement le temps qu’il avait fait la veille.
Fatalement, avec cette nouvelle tendance, les prévisions ou les pronostics avaient pris un sacré coup dans l’aile, les audiences piquaient du nez, une méfiance s’était installée et plusieurs chaînes – faute d’audience- décidèrent purement et simplement de supprimer leur traditionnel bulletin météo du jour à venir.
Comme on peut l’imaginer sans être devin ni psychologue, Alain Cirrus-Albedo suscitait des jalousies dans le petit monde des médias, un marigot infesté de dents longues. On le soupçonnait de truquages et des rumeurs couraient sur son patronyme double, un pseudonyme qu’on disait prétendument pompé sur Gillot-Pétré, sans oublier son prénom. Troublant non ?
Il n’en fit pas moins des émules, évidemment. C’est ainsi qu’un certain Bernard Ladrache, un confrère -le faux nom pour concurrent- qui n’avait pas froid aux yeux, tenta de détourner le concept en donnant la météo d’avant-hier.
Il tint exactement une journée, le standard téléphonique de la chaîne explosa, un tsunami submergea ses réseaux sociaux et il fut contraint de renoncer, officiellement pour plagiat et surtout parce que le mot « avant-hier » était très peu vendeur. Inutile de dire qu’il n’avait bien évidemment rien prévu de tout cela.
De son côté, Alain Cirrus-Albedo avait tenu bon, lui aussi avait été critiqué au début pour son absence totale de prises de risque, pour ses côtés mégalos mais cela n’avait pas duré, car ses supporters fort actifs et de plus en plus nombreux vantèrent sa documentation infaillible.
Lors de ses débuts à l’antenne, certains incrédules pensaient être tombés sur des rediffusions et d’autres sur une émission de check news, les fameuses vérifications d’information après coup. D’autres crurent à des documentaires sur les voyages dans le passé.
Mais ils se rendirent vite compte de leur méprise.
Si certains restèrent perplexes, une vague de succès enfla de plus belle… Bon sang de bon sang, mais quel concept, non mais quel concept ! Les passéistes étaient accros, les amnésiques ravis avec certains se pensant guéris. Les historiens se disaient comblés et les distraits ne changeaient rien…
Les gérants de boutiques étaient aux anges : parapluies, ombrelles, chapeaux, casquettes, bobs, cirés ou bottes s’écoulaient même hors saison.
Mais le plus grand prodige était qu’inexplicablement on parvenait à faire taire, à museler les arrosés des pique-niques, les désœuvrés des matches remis, les échauffés des canicules, les repliés en piscines couvertes, et les oublieurs de parapluies.
On concèdera volontiers que tout cela ne servait pas à grand-chose et sentait le réchauffé mais radios et télés avaient perdu de vue l’information depuis bien des années, en tournant en rond, coupées de l’extérieur, au profit de ce qui était « le buzz » hautement rémunérateur comme disaient ces grands brasseurs de vide.
Cela s’arrêta pourtant un jour -et définitivement- avec la disparition du présentateur qui avait breveté et protégé sa création, tout en mobilisant des ayants droit agressifs et intéressés.
Il resta ainsi jusqu’au bout, et même après, fidèle à sa devise : après moi, le déluge !