samedi 30 novembre 2024

Ombre

Imaginez... Vous vivez dans l'ombre d'un personnage célèbre (vivant ou ayant réellement existé), d'un homme d'importance ou d'une femme puissante. Vous pouvez inventer votre personnage, le créer de toute pièce, le noircir, l'embellir, nous le faire aimer, détester etc... Racontez (à la première personne du singulier), décrivez concrètement, dérivez follement, à votre guise ! 





Aujourd’hui je prends la plume. Prescription. 

Je…Quelle sensation étrange d’utiliser ce pronom, moi qui n’en ai jamais eu vraiment l’opportunité, ni même, soyons précis, l’autorisation.
C’était le prix convenu pour la place à occuper auprès de lui. Elle était avant tout rémunératrice et je ne me rappelle plus exactement les circonstances qui m’y ont conduit.
Remonter le temps, revenir aux origines, n’est pas si simple finalement. La toute première rencontre m’échappe, j’ai davantage souvenir de la visite qui s’ensuivit et scella le tout. Discrétion, quasi anonymat, efficacité étaient les termes du contrat. 
L’homme avait eu vent -allez savoir comment- de mes modestes talents dans un domaine qui lui tenait à cœur. Le sien, tout simplement.
Il ne fallut pas longtemps pour que dans sa vie passablement agitée où il ne pouvait être sur tous « les fronts », je me retrouve chargé de ce qu’il appelait « certains réglages ».
Les trames, plus ou moins lâches, me parvenaient, je mettais en forme, parfois plus, et nous avions des rendez-vous réguliers au cours desquels je rendais compte, lors d’échanges à sens unique. Immuable.
 
Un des moments les plus marquants et les plus anciens qui me revienne eut lieu un matin pluvieux de 1896, du côté de Woking où il s’était installé après son remariage. Ce fut la seule de nos réunions qui se tint chez lui. Je frappai à la porte et entrai dans le bureau quand j’y fus invité. Il était bien là, il m’attendait, assis à sa table de travail.
-Alors, mon cher, comment allez-vous et où en sommes-nous ?
 
Je sortis mes liasses de papier, en prenant sur moi, comme toutes les fois où il disait « nous ».
Fort commode pour lui, mais je n’avais pas le choix. C’était le rituel, je lui exposai la situation sur le projet en cours. Je savais bien sûr qu’il n’avait pas pris la peine de consulter en détail les copies que je lui avais adressées quelques jours plus tôt. 
Ce fut l’habituelle séance de jérémiades, « nous » allons être en retard, les développements n’étaient pas bons, rien n’allait ou presque … Un déluge de mauvaise foi. Immuable. C’était quand même moi qui me tapais le boulot !
 
Mais je ne m’attendais pas à ce qui s’ensuivit.
Il tira de son bureau un paquet qu’il déficela avant de me tendre son contenu. C’était un ordre bien sûr. Quelque trente minutes plus tard, je me retrouverai aussi mortifié que momifié en étant entièrement recouvert de bandelettes. J’avais été intronisé cobaye d’une expérience sensée éprouver le réalisme de certaines situations du projet en cours.  
Ce fut une des nombreuses gouttes qui lentement s’accumulèrent en moi pour composer un mélange instable d’humiliation et de frustration.
Certes, les rémunérations me firent tenir, même si elles étaient souvent réglées avec retard. Et j’avais plaisir toutefois à composer et à rédiger les récits, j’étais dans mon élément. 
 
Au fil du temps, il ne se privait pas en passant de me conter les plus beaux exploits de sa vie agitée, mettant à profit le secret absolu qui nous liait. Et cela pesa de plus en plus, j’en avais plus qu’assez de Dorothy, Amber ou Rebecca puisqu’en ce domaine aussi son œuvre fut prolifique. Et bizarrement le « nous » n’y était plus de mise.
Et ce fut ainsi pendant des années et des années. Que ce soit pour le docteur Moreau, les premiers hommes dans la lune, et même la guerre des mondes, je fis pourtant bien plus que ma part.
Anonyme et insoupçonné.
Je fus l’homme de l’ombre.
Le nègre.
 
Un jour ce fut le jour de trop, je pris mes cliques et mes claques, n’en pouvant plus.
Elizabeth était peut-être le prénom qui me fit déborder.  J’en avais plus qu’assez de ce « nous », de ces histoires de maîtresses, de ce contrat.
 
Avec moi disparurent Septimus Browne et Sosthenes Smith. Pseudonymes derrière lesquels il se cachait en cachant que je m’y cachais. Ce fut sans doute une des rares choses qu’il n’avait pu anticiper. Ah, ce cher Herbert George, sa vie, son œuvre, quand j’y repense...
L’homme invisible, c’était moi.

4 commentaires:

  1. Et le plus drôle, c'est qu'il ne l'a pas vu venir !

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    1. On est peu de choses, finalement !
      A bientôt
      Jean-Michel

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  2. Être un nègre en supportant une ombre qui prend de l’ampleur, de quoi donner des idées noires ! Un chemin intéressant que vous nous faites suivre. Peut-on passer du Nous au Je ?

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