mercredi 15 octobre 2025

Une histoire

 RACONTEZ L'HISTOIRE :



Au bal masqué, quand le Marquis lui prit la main, Selina se dit « enfin ! ».
Ce n’était pas du tout un geste inconsidéré du Marquis, au contraire, il était même prévu et ce contact -le bonheur au bout des doigts- fut pour elle comme une véritable madeleine de Proust qui commença à éponger ses souvenirs.
Parce qu’enfin ils étaient réunis, qu’après tant et tant d’épreuves, de contretemps, ils avaient vaincu l’adversité.
C’était bien un signe d’accomplissement, le moment qu’elle avait tant attendu au point qu’elle ne remarqua même pas qu’il avait oublié son loup.
La musique, la fête s’estompèrent.
Elle se souvint de leur rencontre et de toutes leurs confidences, en un flot irrésistible, une marée de coefficient 119, quand on sait qu’on a trouvé celui ou celle qu’on attendait depuis toujours, et même longtemps.
Elle se rappela le temps pas si lointain où encore enfant elle n’était guère plus qu’une boxoferrophile acharnée mais anonyme. Avec émotion elle se revoyait et revivait en pensée les différentes phases par lesquelles elle était passée. Tout avait commencé dans l’épicerie familiale, qui lui avait donné l’idée de devenir puxisardinophile, il faut dire qu’elle n’avait pas eu le choix, car philuméniste, autant ne pas y penser, son père ne fumait pas.
Mais ça, soupir, c’était le bon vieux temps innocent, car bientôt un chapelet de souvenirs terribles se bouscula… irrépressible.
Tant d’épreuves l’avaient meurtries – elle s’appelait encore en ce temps-là Silena Merton.
Elle était si candide, souvent vêtue de probité et de lin blanc, un choc immense l’avait saisie, un bouleversement tragique, lorsque son autre père -un noble ruiné par l’alcool, le jeu et l’alcool - s’était suicidé en se jetant ivre par la fenêtre du rez-de-chaussée de l’épicerie familiale, après avoir livré ses terres, son manoir, et sa fille à un inconnu plutôt limité qui ne trichait même pas aux cartes.

A ce stade de l’histoire, je vous concède que vous n’êtes pas obligés de me croire, et que les souvenirs de Silena ne sont probablement pas si fiables que cela.
Silena, qui s’appelait déjà Silena, fut alors accueillie et recueillie à Londres par l'inconnu en question, le comte de Rottenham. Candide,ce n’est pas son prénom, si vous suivez, et vous avez bien du mérite, elle crut lire de la bonté, de l’amitié dans son œil unique, car il était borgne sans aller jusqu’à être cyclope.
Elle ne releva pas hélas les quelques éclats mystérieux -et inconnus d’elle- qui y brillaient parfois, lueurs nettement lubriques et assez libertines qu’elle ne put nommer que bien des années plus tard, en faisant le lien et le rapprochement avec certaines pratiques imposées régulièrement par Rottenham. Elle aurait dû passer plus de temps dans sa bibliothèque, mais ce n’est pas facile de lire les titres lorsqu’on vous a bandé les yeux.
Rottenham -très cohérent - n’avait qu’un œil et qu’une femme, une certaine Lady Abigail qui vécut mal l’arrivée de Silena, la battit froid (décidément, quelle famille) et se montra machiavélique en tendant à la pauvre Silena des pièges diaboliques qui seraient trop longs à expliquer tant les mécanismes en étaient sophistiqués, glauques et dépourvus de morale. Silena se retrouva dès lors de plus en plus souvent recluse dans sa chambre, non pas qu’elle fut attachée ou retenue, non, elle attendait seulement un sauveur, quel qu’il soit.
Quelle souffrance. Ces pensées étaient trop douloureuses. Maintenant elle voulait juste se souvenir de la nuit où le hasard l’avait mise en présence du Marquis Philip Hooley-Linwood-Balcombe. On l’appelait Phil.
Il avait escaladé la façade et pénétré dans sa chambre. C’était cavalier, il n’avait pas rendez-vous. Il était en fuite, une escouade de brigands avait tenté de lui faire la peau dans les bois.
Ils se dévisagèrent, un orage éclata soudain, cela zébra la nuit et donna à la nuit un goût de foudre. Elle le sut instantanément : Silena avait enfin trouvé dans son malheur et dans sa chambre quelqu’un pour l’écouter, elle se raconta donc depuis le début (voir plus haut lignes 11 à 40 ; si intéressé voir « L’Enfance de Silena », du même auteur, chez le même éditeur).
Lui aussi se confia et ils se découvrirent d’étranges similitudes, des ressemblances insoupçonnées, et se perdirent en considérations et banalités oiseuses car ils étaient fatigués, ah, que le monde était petit, ah qu’on n’avait pas grand-chose à faire à part faire des collections…
Car « Ciel, lui aussi » ! Il y eut ce moment où, adolescent, il s’était dit « les capsules de bière, ça va bien ! »ou presque. Et les Panini et les timbres ? fini. Quant au râteaux…
Le Marquis entra dans une nouvelle ère et collectionna alors les conquêtes : l’Himalaya, la Gaule, l’espace, et surtout toutes ses proches voisines dans un périmètre d’un demi-million de kilomètres carrés.
Ils s’étaient raconté leurs galères et ils avaient même découvert peu à peu qu’ils avaient la même idée, la même hâte : fuir. Et si possible rapidement.
Lui, pour échapper à une dangereuse maîtresse, elle pour ne pas être contrainte à une fin odieuse et malheureuse, le syndrome de Rottenham. L’un comme l’autre n’était malheureusement pas au bout de leurs peines.
Le destin allait frapper impitoyablement et les éloigner, les faisant douter et craindre le pire : se perdre.
Jeune, riche, beau, le Marquis Philip Hooley-Balcombe-Linwood était l'homme le plus recherché, le plus envié, le plus irrésistible de la cour, il faut préciser qu’il était de haute lignée, son aïeul le plus célèbre et le plus vieux avait inventé le Moyen-Age vers 308, un visionnaire.
Mais Phil avait fini par se lasser de la situation, objet sans cesse observé, proie toujours traquée, il rêvait de liberté. Depuis trop longtemps, il était l’idole des femmes les plus fascinantes de l’aristocratie, et là, dans cette chambre, il trouvait providentiellement une quasi orpheline, élevée en plein air, d’une beauté exceptionnelle, au cœur pur heureusement préservé du libertinage de Rottenham.
Las de ces femmes-là, Philip Linwood-Balcombe-Hooley s’était embarqué pour l’Egypte dans une expédition scientifique, comme une rédemption où il espérait vivement rencontrer Toutankhamon, signe qu’il n’avait jamais achevé ses études d’histoire. Il se faisait une joie de rencontrer le célèbre archéologue lorsqu’il se retrouva nez à nez sur le port avec la ravissante comtesse Wanda Von Schonbergmeister qui s’enticha de lui illico. Pourtant prévenu, un peu agacé, mais faible et pas de bois, Phil se laissa convaincre et séduire quelques jours, ignorant que Wanda était surtout une espionne, dont la dangereuse mission échoua et resta secrète, les archives du KGB ne l’ayant pas consignée. L’épisode se révéla un double drame amer pour Phil parce qu’il s’en voulait âprement d’avoir laissé Silena oh non sans l’avoir revue, oh non de l’avoir trompée et aussi oh oui car le corps de Wanda fut retrouvé dans le port, déchiqueté par les poissons selon le médecin légiste.
C’est lors de ce séjour improbable en Egypte que Phil développa un goût prononcé pour les bals masqués, les loups sur les visages, et un dégoût épidermique pour les intrigues, les trahisons et les complots.
Lorsqu’il rentra chez lui, bien des mois après mais plus tôt que prévu, rien n’était plus comme avant. Aucune nouvelle de Silena et il trouva même que sa demeure d’enfance avait perdu de son charme d’antan. Il pensa à un complot. Au cimetière son père aussi était introuvable. Il partit se consoler au pub « The White Horse » incognito affublé d’un loup et surprit une conversation étrange sur l’enlèvement d’une jeune fille et une sombre histoire de mariage forcé. Décidément c’était plus calme chez les momies. Déclic, il pensa à un autre complot. Et à Silena, sûr que c’était elle. Il l’aimait. Comment l’avait-il oubliée ? Elle occupait le plus clair de ses pensées et il commanda une autre pinte.
N’écoutant désaltéré que son goût de l'aventure et de la justice, le fougueux Marquis fan absolu de Robin des Bois et de Lagardère suivit la piste des ravisseurs et se débarrassa d’eux, ils n’étaient que les sbires de ce fourbe de Sir Neville, odieux et vrai fomenteur de conspirations maléfiques.
Sauvée d’une nouvelle conjuration, Silena qu’il avait extraite de son cachot humide, lui déclara à nouveau sa flamme en soufflant la bougie.Censuré.
Quelles retrouvailles ! C’était dit, c’était écrit, ils se le dirent et ils ne l’écrivirent pas, mais Selina et Phil allaient dorénavant tout affronter ensemble, le temps de régler une ultime affaire. Que tout soit en ordre. Cela ne les empêchait nullement, dès qu’ils le pouvaient, de multiplier les rencontres clandestines. Dès que l’occasion larronnait, ils échangeaient leurs fluides, souvent très nus.
Sans ressources, Silena se résolut à vendre Pégase, son fidèle pur-sang cadeau de bienvenue de Rottenham à l’époque, à un certain capitaine Hooper, homme plus qu’insistant, qu’elle dut cependant dissuader d’aller plus avant dans ses propositions étranges de l’accompagner dans la capitale pour s'occuper du cheval ! Elle s’était méfiée in extremis quand il lui avait décrit les toilettes plus que légères qu’elle devrait porter sur la piste.
Si pour Silena, c’était une histoire de manège, pour Phil ce fut une affaire de ménage. Il avait mis à jour les intrigues d’une certaine Madame Nadia l'une des voyantes les plus renommées de la capitale qui le poursuivait de ses assiduités. C’était une femme superbe et inquiétante qui, prétextant vouloir mettre ses dons à son service pour son bonheur, la chance au jeu et la reconquête de l’être aimé, n’avait même pas vu la présence de Silena dans la vie de Phil. Celui-ci lui tendit un piège en braille qui lui révéla qu’en réalité elle était non-voyante. Un témoignage ultérieur fit état de Phil en proie à une colère noire.
C’était vraiment tout ? Allaient-ils pouvoir respirer… Se retrouver ?
Oui, le temps était venu, et eux aussi, au bal.
Le bal, le symbole de leur osmose, de leur future union, de leur secret partagé, loin de la foule et de la cour.
Elle se souvenait comme si c’était demain de ce premier bal masqué à thème où il lui avait murmuré dans les yeux ces paroles inoubliables et indélébiles « Je ne peux pas vous parler, je suis déguisé en Bernardo, le serviteur de Zorro. »
Elle rouvrit les yeux.
En cette soirée de fête, ce geste en public révélait tout au grand jour (mardi) et marquait comme un étendard qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, et inversement.
Naturellement, lorsqu’ils se marièrent, ce fut donc l’un avec l’autre.
FIN

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire