mardi 21 novembre 2023

CAFE KAWATO (1 sur 2)

 CAFE KAWATO

Pour arriver au Café Kawato, il faut s’engager dans une ruelle si mal éclairée le soir qu’on ne distingue presque pas les autres façades, à demi invisibles, réduites à d’informes masses fantomatiques.
Etrangement la même atmosphère baigne la ruelle dans la journée, comme si la lumière du jour n’était pas la bienvenue.
 
Le Café se trouve dans un quartier d’Osaka qui n’a pas très bonne réputation. Une loupiote jaunâtre et encrassée est fixée au-dessus de la porte d’entrée, elle suffit pourtant pour lire l’enseigne de bois à la peinture défraîchie et pour se dire qu’on est bien arrivé.  
 
En jetant un coup d’œil à l’intérieur, l’exiguïté du lieu surprend. Dans la salle est installé un mobilier gris clair, sobre, composé de trois tables, avec plus loin le comptoir où l’on peut tenir à deux dans le prolongement de la caisse enregistreuse. Juste derrière, il y a un accès étroit à la cuisine et enfin sur le côté droit, au fond, une porte donne sur les toilettes. 

L’ambiance qui s’en dégage a l’air feutrée, confortable, et les lumières tamisées, douces, permettent toutefois d’apercevoir le panneau des consommations qui annonce une sélection de très bons cafés, car ici on mise sur la qualité, ainsi que des gâteaux de riz et des biscuits. A prix modérés.

Qu’importe le moment de la journée où le client poussera la porte, le patron Kazuho et la patronne Tomoka seront là tous deux, se relayant à la caisse et à la préparation des commandes, invariablement vêtus de leur tablier jaune clair et de leur coiffe blanche.
Kazuho est plutôt grand et mince. Contrairement à son épouse, il porte des lunettes, un modèle à la monture d’acier.

Ils ont une employée, Akemi, qui accueille et sert les clients. C’est une jeune femme menue, discrète et efficace. Son tablier est bleu, comme sa coiffe. 

Les habitués sont là plutôt l’après-midi et le soir.   
Car ce midi il y avait un couple d’amoureux, deux citoyens helvétiques de passage, Willi et Ingrid, qui n’ont cessé de discuter tout bas, tendrement, et qui semblent avoir apprécié leurs cafés.
Ils sont restés peu de temps finalement et l’on doute de les revoir un jour.  
Demain, et ça ne manque jamais, d’autres touristes viendront s’installer, peut-être à la même table. 
 
Pratiquement inamovible, occupant tous les jours la même place, une femme en blanc tourne le dos à l’entrée, elle est assise au comptoir. Immobile devant une tasse de café qui fume, elle semble perdue dans ses pensées.

Parmi les habitués, les fidèles, les têtes connues, certains le sont devenus plus récemment. Un peu après 17h00, toute la semaine, immanquablement, c’est l’heure d’Ayaka, une infirmière encore en tenue, qui quitte à peine son service à l’hôpital d’à côté. Elle s’installe sans hésiter à la table du milieu, déjà occupée par un homme corpulent, échevelé, aux yeux brillants, dont la cravate mal repliée dépasse de la poche de son veston.   
Ce n’est pas exactement un rendez-vous secret entre amants.
Elle est en mission. Ayaka vient chercher Hiroto, son mari alcoolique. Elle y parvient en douceur, il ne résiste jamais, cela dure depuis des mois.  Habitude, addiction. 
 
Toshaki, serveuse d’un snack voisin vient tous les jours, cela dépend de ses horaires, soit à 14h30 après le coup de feu, soit à 19h00 avant de prendre son service. Toujours seule.
Elle tapote un peu sur son portable, vite et pas longtemps, elle vient surtout lire et, en général, elle ne reste guère plus d’une demi-heure.
 
Toshaki connaît l’étrange légende qui circule sur le Café Kawato.
Il y est question d’une femme en blanc, d’un café chaud fumant. Il se dit que lorsqu’on va au café, on peut retourner dans le passé. Détail d’importance, on ne peut pas le changer.
 
Et cela la rend pensive, rêveuse.
 
La femme en blanc assise au comptoir se lève, le contourne et se dirige vers les toilettes dont la porte grince affreusement. A sa place on aperçoit maintenant la tasse de café noir encore fumante.
Toshaki n’attendait que ça. Elle s’est enfin décidée. Elle veut savoir.
 
Elle vient doucement s’asseoir à la place libre et se penche sur la tasse. Personne ne semble rien remarquer.
Quand la fumée atteint ses yeux, fugitivement la jeune femme sent qu’elle se fige.
Toshaki tourne la tête autour d’elle, elle est assise au deuxième rang dans la salle d’un vieux cinéma de quartier, spécialisé dans les rétros des années soixante, où l’on passe un film qu’elle a vu enfant. Elle est revenue en arrière de près de trente ans.  
C’est un film qu’elle n’a jamais revu, qu’elle n’a jamais osé revoir car elle a connu une peur affreuse : Godzilla.

Elle assiste en accéléré à la projection, il lui faut peu de temps pour comprendre que les effets spéciaux et les trucages sont grotesques. Risibles.
Elle se sent soulagée et se félicite que cette affaire qui lui tenait à cœur, cette peur enfantine, soit désormais en passe d’être réglée. 

Lorsque Toshaki sort de la salle, à sa grande surprise, le gérant l’attend. Il l’interpelle avec raideur et lui réclame son ticket. Elle n’en a pas, car elle est entrée en se faufilant sans payer.
Elle subit une réprimande ferme et sévère par le patron, les autres spectateurs qui entrent ou sortent détournent le regard.

Quand ses parents viennent la chercher peu après, ils règlent dûment le prix d’entrée et c’est le début d’une longue période de punition pour Toshaki.
A la maison, son père lui fait longuement la leçon, lui dit de quoi elle devra se passer jusqu’à nouvel ordre, il lui répète ce qu’elle sait déjà, en buvant un café bien chaud dont la bonne odeur se répand dans la pièce.
Toshaki se lève pour aller aux toilettes.

Assise sur la cuvette, les coudes sur les cuisses, elle rumine. Rien de cela n’avait disparu complètement dans ses souvenirs, et pour cause, mais elle a enfin compris ce qui s’est passé, le souvenir humiliant n’est plus masqué par la peur panique de l’ombre en carton-pâte de Godzilla.
 
Et même si la légende dit que rien ne peut être changé, Toshaki décide de tenter sa chance une dernière fois, le lendemain. 

...

A SUIVRE...

7 commentaires:

  1. Note de l'auteur :
    ce billet en deux parties ( suite le 25.11) est un clin d'œil à Antoine ,commentaire fidèle qui a l'habitude trousser quelques beaux récits en deux parties sur son propre espace "Histoires entre chien et loup" !

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  2. Merci Jean-Michel, pour ce clin d'œil amical. Ton billet du jour est effectivement un récit, une narration, avec un décor, des personnages, et une histoire de femme en blanc, de café chaud, qui déclenchent chez Toshaki, la serveuse du snack d'à côté, un souvenir aussi ancien qu'inattendu. C'est très bien raconté et l'on est impatient de découvrir la suite dans la deuxième partie !

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    1. Merci Antoine. Dommage que tu n'aies pas fait d'hypothèse !
      A bientôt pour la suite et fin.
      Jean-Michel

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  3. Quelle bonne idée, quel suspens....peur de l'ombre de Godzilla, tu fais fort. Bravo...et vive la suite !

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    1. Cette nouvelle a été préparée, entamée en atelier puis terminée "à la maison". J'avais envie de la mener à "terme". Il a fallu peaufiner.
      Et ces derniers temps, j'allonge le pas ! ;-)
      A bientôt
      Jean-Michel

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  4. Joli nom le Kawato, d'ailleurs on ne dit plus "kawa", d'origine arabe pour le café, par chez nous, dommage. Connaître le Japon de l'intérieur, dans un café, bonne idée.
    Une description des habitués que le café nous fait déguster ;)
    Étonnante histoire que celle-ci...

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    1. A suivre donc !
      Bien sûr petit clin d'œil avec le nom.
      Comme dit plus haut, je voulais développer et mener à terme les idées que j'avais eues lors de l'atelier. Le retour dans le passé, la légende étant imposés.
      A bientôt
      Jean-Michel

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